Pause avec Albert Camus " Exhortation aux médecins de la Peste" extraits

« Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure". 
Prase gravée sur la stéle d'Albert Camus à Tipiza (Algérie)

La première chose est que vous n’ayez jamais peur. On a vu des gens faire très bien leur métier de soldats tout en ayant peur du canon. Mais c’est que le boulet tue également le courageux et le tremblant. Il y a du hasard dans la guerre tandis qu’il y en a très peu dans la peste. La peur vicie le sang et échauffe l’humeur, tous les livres le disent. Elle dispose donc à recevoir les impressions de la maladie, et, pour que le corps triomphe de l’infection, il faut que l’âme soit vigoureuse. Or, il n’y a point d’autre peur que celle d’une fin dernière, la douleur étant passagère. Vous donc, médecins de la peste, devez vous fortifier contre l’idée de la mort et vous réconcilier avec elle, avant d’entrer dans le royaume que la peste lui prépare. Si vous êtes vainqueurs sur ce point, vous le serez partout et l’on vous verra sourire au milieu de la terreur. Concluez qu’il vous faut une philosophie.

D’une façon générale, observez la mesure qui est la première ennemie de la peste et la règle naturelle de l’homme.  Némésis n’était point, comme on vous l’a dit dans les écoles, la déesse de la vengeance, mais celle de la mesure. Et ses coups terribles ne frappaient les hommes que lorsqu’ils s’étaient jetés dans le désordre et le déséquilibre. La peste vient de l’excès. Elle est excès elle-même, et ne sait point se tenir. Sachez-le, si vous voulez la combattre dans la clairvoyance. Ne donnez pas raison à Thucydide, parlant de la peste d’Athènes et disant que les médecins n’étaient d’aucun secours parce que, dans le principe, ils traitaient du mal sans le connaître. Le fléau aime le secret des tanières. Portez-y la lumière de l’intelligence et de l’équité. Ce sera plus facile, vous le verrez à l’usage, que de ne pas avaler sa salive.

Vous devez enfin devenir maîtres de vous-mêmes. Et par exemple, savoir faire respecter la loi que vous aurez choisie, comme celle du blocus et de la quarantaine. Un historiographe de Provence dit qu’autrefois, lorsque quelqu’un des consignés venait à s’échapper, on lui faisait casser la tête. Vous ne désirez pas cela. Mais vous n’oublierez pas non plus l’intérêt général. Vous ne ferez pas d’exception à ces règles pendant tout le temps où elles seront utiles et même si votre coeur vous presse. On vous demande d’oublier un peu ce que vous êtes sans jamais oublier cependant ce que vous vous devez. C’est la règle d’un tranquille honneur.

Source : https://tracts.gallimard.fr/fr/products/tracts-de-crise-n-33-exhortation-aux-medecins-de-la-peste