Pause littéraire avec  Paul Auster

Pause littéraire avec Paul Auster

"Les bonnes choses n'arrivent que lorsqu'on renonce à les espérer ; à l'inverse, trop espérer, les empêche de se produire." Paul Auster

La Démocratie ne va pas de soi. Il faut se battre pour elle chaque jour, sinon nous risquons de la perdre. La seule arme dont nous disposions est la loi." Paul Auster


Extraits : Chronique d'hiver, par Paul Auster,

Aimer

« Encore de la neige aujourd'hui, et quand tu sors du lit et t'approches de la fenêtre, les branches de l'arbre, dans le jardin de derrière, sont en train de devenir blanches. Tu as soixante-trois ans. Il te vient à l'esprit que, dans le long voyage qui t'a mené de l'enfance à aujourd'hui, rares ont été les moments où tu n'as pas été amoureux. Trente ans de mariage, oui, mais dans les trente années qui ont précédé, combien de coups de foudre et de passions, combien de flammes et de tentatives de conquête, combien de délires et de folles embardées du désir? 

Dès le début de ta vie consciente, tu as été un esclave consentant d'Eros. Les filles que tu as aimées jeune garçon, les femmes que tu as aimées devenu homme, chacune différente des autres, quelques-unes rondelettes et d'autres maigres, quelques-unes petites et d'autres grandes, quelques-unes portées sur la lecture et d'autres sur le sport, quelques-unes moroses et d'autres extraverties, quelques-unes blanches, d'autres noires et d'autres encore asiatiques, mais rien de ce qui restait en surface n'avait d'importance pour toi, ce qui comptait, c'était la lumière intérieure que tu détectais chez une femme, l'étincelle de singularité, le flamboiement du soi révélé, et cette lumière la rendait belle à tes yeux même si d'autres étaient aveugles à la beauté que tu percevais, et alors tu brûlais d'être avec elle, près d'elle, car la beauté féminine est une chose à laquelle tu n'as jamais pu résister.

Cela remonte à tes premiers jours d'école, à la classe de maternelle où tu es tombé amoureux de la fille à la longue queue de cheval blonde, et que de fois tu t'es fait punir par Mlle Sandquist pour t'être éclipsé avec ta petite amoureuse, pour vous être glissés tous les deux dans quelque coin où vous faisiez des polissonneries, mais ces punitions ne te touchaient pas parce que tu étais amoureux: tu étais déjà un amant insensé, et ça n'a pas changé.»

Mourir

« Non, tu ne veux pas mourir, et alors même que tu t'approches de l'âge qu'avait ton père quand sa vie a pris fin, tu n'as pas pris contact avec tel ou tel cimetière pour t'occuper de ta concession funéraire, tu n'as donné aucun des livres que tu es certain de ne jamais relire et tu n'as pas commencé à t'éclaircir la gorge pour faire tes adieux.

Néanmoins, il y a treize ans de cela, juste un mois après ton cinquantième anniversaire, alors qu'assis dans ton bureau du rez-de-chaussée tu déjeunais d'un sandwich au thon, tu as connu ce que tu appelles désormais ta fausse crise cardiaque, l'assaut d'une douleur de plus en plus forte qui s'est étendue à toute ta poitrine puis le long de ton bras gauche avant d'envahir ta mâchoire - les symptômes classiques de bouleversement et de destruction cardiaques, de l'infarctus du myocarde tant redouté, capable de mettre fin en quelques minutes à la vie d'un homme - et, tandis que la douleur continuait à monter pour atteindre des niveaux toujours plus élevés de force incendiaire, qu'elle brûlait l'intérieur de ton corps et mettait ta poitrine en feu, tu as été pris de faiblesse et de vertige, tu t'es levé en titubant et, lentement, tu as gravi l'escalier en agrippant la rampe des deux mains avant de t'effondrer sur le palier du salon en même temps que tu appelais ta femme d'une voix faible, à peine audible.

Elle est arrivée en courant de l'étage au-dessus, et quand elle t'a vu là, allongé sur le dos, elle t'a pris dans ses bras et serré contre elle en te demandant où tu avais mal, elle t'a dit qu'elle allait appeler le médecin, et quand tu as levé les yeux vers son visage tu as été persuadé que tu étais sur le point de mourir, car une douleur d'une telle intensité ne pouvait signifier que la mort, et la chose bizarre - peut-être ne t'est-il même jamais rien arrivé d'aussi bizarre -, c'est que tu n'avais pas peur: en fait, tu étais calme, tu acceptais totalement l'idée que tu allais quitter ce monde et tu te disais: Ça y est, maintenant tu vas mourir, et peut-être la mort n'est-elle pas aussi terrible que tu l'avais cru, car te voilà dans les bras de la femme que tu aimes, et s'il te faut t'en aller à présent, estime-toi heureux d'avoir vécu aussi longtemps que cinquante ans.»

Ecrire

« Pour faire ce que tu fais, il te faut marcher. Marcher, c'est ce qui attire les mots à toi, ce qui te permet d'entendre les rythmes des mots à mesure que tu les écris dans ta tête. Un pied en avant, puis l'autre, le double battement de tambour de ton coeur. Deux yeux, deux oreilles, deux bras, deux jambes, deux pieds. Ceci, puis cela. Cela, puis ceci. Ecrire commence dans le corps, c'est la musique du corps, et même si les mots ont un sens, s'ils peuvent parfois en avoir un, c'est dans la musique des mots que commence ce sens. Tu t'assieds à ton bureau pour noter les mots, mais dans ta tête tu es encore en train de marcher, toujours en train de marcher, et ce que tu entends, c'est le rythme de ton coeur, le battement de ton coeur. Mandelstam: «Je me demande combien de paires de sandales Dante a usées en travaillant sur la "Commedia".» L'écriture comme forme intérieure de danse.»

© Actes Sud 2013 pour la traduction française
Source : 
https://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20130301.OBS0478/paul-auster-par-lui-meme-extraits.html

#1MASQUEPORTOUS quelque soit la saison