Le Désert des Tartares (1949) de Dino Buzzati
Le roman raconte l'étrange histoire du jeune lieutenant Giovanni Drogo, affecté au sinistre fort Bastiani, situé sur la frontière entre le Royaume et l'État du Nord, séparés par un désert brumeux et énigmatique, d'où sont censés attaquer les Tartares...... Après une très longue carrière dans le fort, ritualisée par les activités routinières de la garnison, il voit arriver l'attaque du royaume du Nord qui à force d'être attendue est devenue mythique. Devenu âgé et malade, il se trouve frustré de sa part de gloire lorsqu'il est évacué pour des raisons médicales quand surgit l'ennemi, signe du total mépris que « la Gloire » semble avoir voulu témoigner au commandant gardien du fort Bastiani. Il se rend compte aux derniers instants du roman que son véritable adversaire n'était pas l'armée étrangère mais la mort. Il réalise alors que l'attente et les préparatifs d'un improbable combat n'ont été qu'un divertissement, une occupation, qui lui a permis d'oublier cette ennemie dont il avait si peur.
"Sur-le-champ, le capitaine se remit en route; Drogo, qui se porta à son côté, mais en restant un peu en arrière, par respect pour son grade, s'attendait qu'il fît des allusions désagréables à l'embarrassante conversation de tout à l'heure. Pourtant, le capitaine se taisait, peut-être n'avait-il pas envie de parler, peut-être était-il timide et ne savait-il comment commencer. La route était escarpée et le soleil brûlant, les deux chevaux avançaient lentement.
- Tout à l'heure, à cette distance, dit finalement le capitaine Ortiz, je n'avais pas saisi votre nom. C'est Droso, je crois?
- Drogo, répondit Giovanni, avec un g, Drogo Giovanni. C'est plutôt vous, mon capitaine, qui devez m'excuser si je vous ai appelé tout à l'heure. Vous comprenez, ajouta-t-il pour se disculper, à cette distance, je n'avais pas très bien vu votre grade.
- Effectivement, on ne pouvait pas le voir, admit Ortiz, renonçant à le contredire, et il se mit à rire.
Ils chevauchèrent ainsi pendant un petit moment, tous les deux un peu embarrassés. Puis Ortiz dit:
- Et où vous rendez-vous, comme ça?
- Au fort Bastiani. N'est-ce pas là la bonne route?
- Si, si, c'est bien celle-ci.
Ils se turent, il faisait chaud, et toujours des montagnes de tous côtés, de gigantesques montagnes, herbeuses et sauvages.
- Ainsi, dit Ortiz, vous allez au fort? Sans doute apportez-vous un quelconque message?
- Non, mon capitaine, je vais prendre mon service, j'y ai été affecté.
- Affecté comme cadre?
- Comme cadre, oui, je crois. C'est ma première affectation.
- Alors, c'est certainement comme cadre... Bien, très bien, dans ce cas... je vous adresse toutes mes félicitations.
- Merci, mon capitaine.
Ils se turent et avancèrent encore un peu. Giovanni avait grand soif, une gourde de bois était pendue à la selle du capitaine et l'on entendait l'eau qui était dedans faire floc-floc.
- Pour deux ans? demanda Ortiz.
- Je vous demande pardon, mon capitaine: de quoi voulez-vous parler?
- Je veux dire que vous devez sans doute être affecté au fort pour deux ans, comme d'habitude. N'est-ce pas?
- Deux ans? Je ne sais pas, on ne m'a pas précisé la durée.
- Oh! cela va de soi, deux ans; vous tous, lieutenants nouvellement promus, vous faites deux ans et puis vous vous en allez.
- Deux ans, c'est la règle pour tout le monde?
- Deux ans qui comptent double, cela va de soi, pour l'ancienneté, et c'est bien cela qui vous intéresse, sinon personne ne demanderait ce poste. Hein! pourvu qu'on ait un avancement rapide, on s'adapte à tout, même au fort Bastiani, non?
Drogo n'avait jamais pensé à cela, mais, ne voulant pas passer pour un imbécile, il essaya d'une phrase vague:
- Il est certain que beaucoup...
Ortiz n'insista pas, il semblait que le sujet ne l'intéressât plus. Mais, maintenant que la glace était rompue, Giovanni osa demander:
- Mais les années comptent-elles double pour tout le monde, au fort?
- Qui ça, tout le monde?
- Pour les autres officiers, voulais-je dire.
Ortiz ricana:
- Ah! oui, pour tout le monde! Pensez-vous! Pour les officiers subalternes seulement, cela va de soi, sinon qui demanderait à y être envoyé?
- Je n'ai pas fait de demande, dit Drogo.
- Vous n'avez pas fait de demande?
- Non, mon capitaine, j'ai su seulement il y a deux jours que j'étais affecté au fort Bastiani.
- Tiens! c'est étrange, en effet.
Ils se turent encore, chacun paraissant songer à des choses différentes. Puis Ortiz dit:
- A moins que...
Giovanni se secoua:
- Comment, mon capitaine?
- Je disais: à moins qu'il n'y ait plus eu d'autres demandes et qu'on vous ait nommé d'office.
- Ça se peut aussi, mon capitaine.
- Oui, effectivement, il doit en être ainsi "
Cette longue attente du Lieutenant Drogo c'est un peu celle que nous vivons depuis le mois de Janvier. L'attente non pas de la mort, mais l'attente de la connaissance de la Covid-19, l'attente de la compréhension de son histoire naturelle, l'attente de médicaments, l'attente maintenant d'un vaccin. Notre rituel au quotidien ce sont les mesures barrières. Drogo ne combattra qu'une seul chose : sa mort. La pandémie actuelle tue , elle a tué dans le monde 1 466 752 personnes à ce jour. Personne ne veut la mort par pandémie. Comme les Tartares la pandémie est un ennemi invisible, Drogo les a attendu dans le fort pendant 30 ans . Devrons nous attendre si longtemps pour nous débarasser du virus, je ne l'espère pas. A la différence de l'histoire de Drogo où rien ne se passe, la pandémie elle, a suscité un emballement scientifique, un écroulement économique, une redistribution de notre vie, mais aussi un retour sur nous-même.
Notre vie devra se normaliser avec ou sans le virus, c'est le seul dénouement acceptable. Soit on s'adapte , soit il s'adapte mais on continuera à vivre et non à survivre, Drogo lui est mort sans combattre !
Source :
https://www.franceinter.fr/emissions/ca-peut-pas-faire-de-mal/ca-peut-pas-faire-de-mal-17-mars-2018
https://www.lexpress.fr/culture/livre/le-desert-des-tartares_803949.html
#1MASQUEPOURTOUS