La complosphère, hypermarché du récit.

 
"Le récit de la fête est la moitié de la fête". Proverbe Tadjik
"Ressens ta vie comme si elle obéissait à la trame dun récit fabuleux". Lonepsi, chanteur, musicien, rappeur.
“L'histoire des plus grands princes est souvent le récit des fautes des hommes.” Voltaire

 
Article Signé : René Moretti ,"expert en management durable", Cabrières d'Avignon, Vice - Président de ReseauCEP http://reseaucep.com
 
La complosphère, hypermarché du récit.

Consciemment ou non, notre vie s’articule autour d’un récit, une histoire qui nous inspire et qu’on voudrait investir. Pour les plus déterminés il s’agit d’objectifs, et pour les autres de rêves qui finissent souvent par générer de la frustration.
 
J’ai écrit, il y a un peu plus de deux ans, un texte (ci-dessous) sur le pouvoir du récit comme outil de management de l’entreprise, mais ce pouvoir est également valable pour le management de soi.

Les complotistes de tous bords l’ont parfaitement compris,
eux qui offrent à des âmes simples, sur un plateau, le récit qu’ils attendaient pour donner un sens à leur vie en justifiant leurs souffrances et leurs frustrations, et en instrumentalisant la colère et la haine qui détournent de l’introspection ô combien nécessaire qui précède la construction du récit qui transcende.

Avant l’avènement des réseaux sociaux et des émissions ordurières de certaines chaines télévisuelles, les gens puisaient les graines de leur récit dans leurs lectures, le cinéma ou la télé, du temps où les séries s’appelaient feuilletons, et ces moyens d’information possédaient de vrais garde-fous.

A l’inverse, les réseaux sociaux sont incontrôlés (incontrôlables ?) et permettent à des cerveaux dérangés non seulement d’élaborer des récits ubuesques, mais de les diffuser massivement, comme des virus, auprès d’un public qui n’en demandait pas tant pour construire son propre récit. Et, cerise sur le gâteau, certains animateurs de télé sautent sur l’occasion pour « faire le buzz » en donnant encore plus de visibilité à des théories loufoques.

Hanouna, pathétique bouffon du PAF, s’est encore illustré récemment en invitant dans son émission TPMP un certain Gérard Fauré et en relayant devant 2 millions de téléspectateurs la rumeur complotiste et xénophobe de l’adrénochrome, substance censément tirée du sang d’enfants kidnappés et qui retarderait la vieillesse.

Le récit est un instrument nécessaire à la vie, un ingrédient qui permet de donner du sens dans un monde en perte continue de ce sens. Un bon récit se distingue d’un récit complotiste par son ton résolument positif et constructif, alors que le récit complotiste est un tissu d’allégations plus noires les unes que les autres, raison de son succès auprès de tous ceux en conflit avec tous et tout.

La loi a beaucoup de mal à réguler les réseaux sociaux, sorte de zone de non droit, mais elle pourrait au moins sévir plus sévèrement contre les chaines de télé qui préfèrent payer des millions d’euros d’amende que modifier leurs ignobles pratiques propres à « faire le buzz » et fidéliser une audience friande d’endoctrinement.
Management : Le pouvoir du récit
 
L’imposante forteresse Rumeli Hisari a été construite sur le Bosphore en seulement 4 mois (fin 1451-début 1452), avant la chute de Constantinople, par le sultan Mehmed II le Conquérant. La légende rapporte que, lorsque le sultan a exigé de construire la forteresse en 4 mois, les architectes ont affirmé que c’était impossible. Il a alors promis de leur couper la tête si ce n’était pas fait et…la forteresse a été construite dans le temps imparti.

RUMEL
Depuis l’aube des temps la carotte et le bâton ont constitué la caisse à outils des décideurs pour arriver à leurs fins, et la construction de Rumeli Hisari est un parfait exemple de bâton. Mais l’entrainement par la terreur, ou même par la simple punition, n’a aucune chance d’être effectif sur le long terme.

La carotte est en effet de loin préférable, mais elle est souvent très mal utilisée, se contentant de gratifications qui permettent l’atteinte ponctuelle de certains objectifs mais ne constituent pas, loin s’en faut, l’outil pertinent pour cristalliser les efforts de toutes les composantes d’une organisation vers la réalisation d’une vision partagée.

C’est là qu’intervient la notion de récit,
excellemment décrite par Yuval Noah Harari(1)  dans 21 leçons pour le XXIe siècle : « Quand nous recherchons le sens de la vie, nous voulons une histoire qui nous explique ce qu’il en est de la réalité et de notre rôle dans le drame cosmique. Pour donner sens à ma vie, il suffit qu’un récit satisfasse deux conditions. La première est qu’il me donne un rôle à jouer. La seconde est qu’un bon récit doit dépasser mes horizons ».

On dispose dans notre histoire contemporaine de l’archétype du récit que constitua le discours de John Fitzgerald Kennedy prononcé le 12 septembre 1962 à l’université Rice, à Houston, dans lequel il promit de voir un Américain poser le pied sur la Lune avant la fin des années 1960, entrainant toute une nation dans une véritable ambition collective.

Le chef doit construire une épopée à laquelle chacun adhère et dans laquelle chacun connait parfaitement le rôle qu’il doit jouer et sait comment il doit le jouer. Nous sommes en effet tous des acteurs de nos vies familiale, amoureuse, professionnelle, sociale, politique, spirituelle, et nous avons un besoin impératif de leur donner du sens. Le succès des jeux vidéo et des offres croissantes de vie virtuelle, de même que les rêves, révèlent ce besoin de faire partie d’une aventure, si possible grandiose. C’est ainsi que, lorsqu’on sort d’une séance de cinéma qui nous a captivés, on conserve pendant un certain temps une identification aux héros et une place dans l’histoire.

Les religions, notamment monothéistes, sont des exemples parfaits de récits remarquables dans le flot desquels un grand nombre d’individus se sont engouffrés en endossant leur rôle. Il en va de même pour nombre de régimes politiques, de l’antiquité à nos jours, pour le meilleur et pour le pire. Le pouvoir de l’uniforme est très intéressant à cet égard : le soldat paré de son costume et de son arsenal, et bientôt le soldat « augmenté », se sent invincible et prêt à braver tous les dangers. De la même manière les magistrats et autres avocats, vêtus de leurs atours, deviennent l’incarnation de la justice, et la saga peut alors démarrer. On pourrait aussi citer, sans que cette énumération soit exhaustive, les ecclésiastiques, les matadors et leur « habit de lumière », les diplomates, les scolaires d’antan, les policiers et même les bouchers. L’expression courante « se mettre dans la peau du personnage » est ainsi révélatrice.

Il y a dans le récit un outil d’une exceptionnelle puissance
pour entrainer une collectivité et déplacer les montagnes, mais cet outil peut s’avérer totalement contre-productif s’il n’est pas basé sur les ingrédients majeurs que sont l’intégrité et la sincérité, ainsi que la confiance qu’ils génèrent. Combien de programmes plus ambitieux les uns que les autres, avec des noms pompeux et supposés fédérateurs, ont fait des flops, juste parce que les promoteurs n’étaient pas crédibles, n’étaient pas l’incarnation du programme ? Comme l’affirmait et le pratiquait le Mahatma Gandhi, « l’exemple n’est pas le meilleur moyen de convaincre, c’est le seul ».

(1)
 Auteur du best-seller Sapiens, ainsi que d’Homo Deus et de 21 leçons pour le XXIe siècle.

La confiance a été mise à rude épreuve par la nécessaire pratique du télétravail liée à la pandémie de la covid, pratique à laquelle les entreprises se sont pliées avec plus ou moins de bonne volonté, révélant combien le « cul sur la chaise » reste la mesure de la productivité des employés, alors qu’un efficace management par objectifs s’affranchit de leur localisation.

Par ailleurs les raisons de construire un récit ou d’y adhérer ne sont pas toujours louables, et les fakes news et autres théories du complot sont là pour en apporter la preuve si besoin était. La puissance du récit peut être utilisée de la meilleure ou de la pire des manières !

Comme l’affirme Amy Rees Anderson (2) , « La confiance que les autres nous accordent est la chose la plus précieuse qui soit. Mais il faut des années pour bâtir une réputation d’intégrité qui peut être perdue en une seconde ». Elle cite Warren Buffet, PDG de Berkshire Hathaway, qui disait « quand vous embauchez quelqu’un, considérez 3 qualités : intégrité, intelligence et énergie. S’il/elle ne possède pas la première, les deux autres vous tueront ».

Le monde est à la croisée des chemins, un point où de multiples menaces pèsent sur l’humanité, et les collectivités qui ont du poids (entreprises, décideurs politiques, ONG, collèges d’experts) ont un rôle crucial à jouer, qui nécessite d’aligner les efforts.

Dans un article précédent j’ai développé la notion de raison d’être, pierre angulaire du récit. La raison d’être est la fondation, le socle sur lequel le récit doit se construire en indiquant où on va et comment on a l’intention d’y arriver, en veillant à optimiser l’impact de l’activité sur l’environnement et la société. Un rêve ? Surement pas, mais une absolue nécessité de méthode, de conviction, d’intégrité et de confiance, confiance qui a de tout temps été le moteur de l’humanité, et dont les pannes multiples ont été ô combien dommageables à la marche du monde.

Le manager est le scénariste, le réalisateur, l’acteur, et quelquefois le producteur, du récit qu’il a le devoir de construire. Il n’est qu’à voir le succès planétaire de nombre de récits qui ont traversé les âges pour réaliser la nécessité de se mettre immédiatement à la tâche.
(2) Associée gérante de REES Capital et conférencière invitée régulièrement dans plusieurs universités.