La bulle langagière : parlons de la situation

La bulle langagière : parlons de la situation

Signé : Dr Joelle Laffont, Médecin Vasculaire, Toulouse

"Est-ce en remettant tout le temps au lendemain la catastrophe que nous pourrions faire le jour même, que nous l'éviterons ? D'ailleurs, je vous signale que si le gouvernement actuel n'est pas capable d'assumer la catastrophe, il est possible que l'opposition s'en empare…"  Raymond Devos

"On a toujours tort d'essayer d'avoir raison devant des gens qui ont toutes les bonnes raisons de croire qu'ils n'ont pas tort !" Raymond Devos

2020 fut une année exceptionnelle à bien des égards. Certains la qualifieraient même de catastrophique : en cause un « évènement monstre » la pandémie de coronavirus, laquelle perdurant en 2021 comme prévu, s’annonce aussi chaotique. Pandémie qui a et aura, c’est certain, des effets profonds et durables sur notre psychologie collective, notre lien à la réalité, notre rapport au tragique (la Covid 19 et les attentats de 2020) et à la mort étalée au grand jour sans précautions pour mieux frapper les esprits et les contraindre mais également aux morts qui n’ont pas été accompagnées.

Un fait remarquable a accompagné et accompagne encore (toujours) cette crise de la Covid 19, c’est cette inflation de bavardages dont on peine depuis plus d’une année maintenant, à retenir les éléments/temps forts.

Un immense baratin qui nous a assaillis (nous assaille encore) et nous a souvent lassés ou pire encore nous a désorientés, désemparés. [Baratin n.m. se définit comme un discours destiné à tromper à séduire à abuser. Synonyme boniment, bavardage].

Une inflation de paroles dont le rapport à la réalité quotidienne de tout un chacun, était très distanciée.

Une logorrhée s’est abattue sur tous : logorrhée scientifique simpliste ou obscure, chacun y allant de son savant savoir pas toujours clair, rassurant ou menaçant; logorrhée politique de thèse antithèse sans synthèse, instable et fracturaire ; logorrhée gestionnaire redondance d’erreurs ; logorrhée médiatique (ah la sainte ’information continue) où tout a été entendu et son contraire (et parfois dans la même journée) laissant à penser que les infos « balancées » n’étaient pas vérifiées- ou si peu- juste pour la course au scoop ; logorrhée intellectuelle dans le « s’écouter parler » de l’entre-soi, avec des envolées vers des hauteurs difficiles à suivre telles que le sublimissime "Il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir" [par Jürgen Habermas, Le Monde du 11 avril 2020] ou le non moins percutant « le Covid-19 bouleverse la philosophie politique" et révèle un « tournant écopolitique de la pensée contemporaine" … "un progressisme, ou plutôt un cosmopolitisme non productiviste", une "politique (polis) du monde (cosmos) émancipatrice, mais affranchie des illusions modernistes"[Nicolas Truong, Le Monde du 5 juin 2020].

 Cette bulle langagière altère notre lien à la réalité, nous enferme nous contraint, sans en voir l’ombre d’une échappatoire.

Alors quitte à parler pour parler (et je n’ai pas écrit pour ne rien dire … quoique l’ai-je pensé trop fort !!), parler pour exister, pourquoi ne pas le faire avec un peu de dérision … qui ne nuit pas à la réflexion.

Que ferait l’horticulteur des jeux de mots, subtil manipulateur de la langue française, l’immense Raymond DEVOS (09 11 1922 Mouscron Belgique – 15 06 2006 Saint Rémy les Chevreuse Yvelines France), de cette situation ? Il en parlerait à n’en pas douter. Sans aucun doute usant de son humour corrosif, du non-sens et de la dérision utilisés à bon escient, il ferait mouche. Mais il n’est plus parmi nous.

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Cependant chose inouïe il avait anticipé !
En 1979, entouré des élèves du Conservatoire national du cirque, dans le sketch « Parler pour ne rien dire », Raymond Devos évoquait déjà une "situation catastrophique" dressait l'historique de "la situation"… sans préciser laquelle et de fait, "la situation…n'importe laquelle", aussi intemporelle qu'elle soit, est en résonance totale avec l'époque actuelle. Et il se livrait à son exercice favori, "parler pour ne rien dire". Mais avec quel talent ! ce qui n’est pas dû à tout le monde : non je ne citerai personne, ne soulignerai pas tous ces discours entendus et subis depuis plus d’une année.

Il n’est pas inintéressant de se rappeler ce texte jubilatoire et ne pas rater une occasion de rire (ou sourire si l’on est moins démonstratif).

Parlons de la situation, tenez !

Sans préciser laquelle !
Si vous le permettez, je vais faire brièvement l'historique de la situation, quelle qu'elle soit !
Il y a quelque mois, souvenez-vous, la situation, pour n'être pas pire que celle d'aujourd'hui,
n'en était pas meilleure non plus!
Déjà, nous allions vers la catastrophe et nous le savions...
Nous en étions conscients !
Car il ne faudrait pas croire que les responsables d'hier étaient plus ignorants de la situation que ne le sont ceux d’aujourd’hui !

Oui ! la catastrophe, nous le pensions, était pour demain !
C'est-à dire qu'en fait elle devrait être pour aujourd'hui !
Si mes calculs sont justes !
Or, que voyons-nous aujourd'hui ?
Quelle est toujours pour demain !

Alors, je vous pose la question, mesdames et messieurs :
Est-ce en remettant toujours au lendemain la catastrophe que nous pourrions faire le jour même que nous l'éviteront ?
D'ailleurs, je vous signale entre parenthèses que si le gouvernement actuel n'est pas capable d'assurer la catastrophe, il est possible que l'opposition s'en empare !

Et comme il n’est pas interdit de prendre plaisir à lire, en suivant, profitez du texte intégral de « Parler pour ne rien dire » Extrait de l’album : L'Artiste.

Mesdames et messieurs ... je vous signale tout de suite que je vais parler pour ne rien dire.
Oh ! je sais ! Vous pensez : « S'il n'a rien à dire ... il ferait mieux de se taire ! »
Evidemment ! Mais c´est trop facile ! ... C´est trop facile !
Vous voudriez que je fasse comme tous ceux qui n´ont rien à dire et qui le gardent pour eux ?
Eh bien, non ! Mesdames et messieurs, moi, lorsque je n´ai rien à dire, je veux qu´on le sache ! Je veux en faire profiter les autres !
Et si, vous-mêmes, mesdames et messieurs, vous n´avez rien à dire, eh bien, on en parle, on en discute!
Je ne suis pas ennemi du colloque.
Mais, me direz-vous, si on en parle pour ne rien dire, de quoi allons-nous parler ?
Eh bien, de rien ! De rien !
Car rien ... ce n´est pas rien. La preuve c´est qu´on peut le soustraire.
Exemple : Rien moins rien = moins que rien ! Si l´on peut trouver moins que rien c´est que rien vaut déjà quelque chose !
On peut acheter quelque chose avec rien ! En le multipliant. Un fois rien ... c´est rien. Deux fois rien ... ce n´est pas beaucoup ! Mais trois fois rien ! ... Pour trois fois rien, on peut déjà acheter quelque chose ... et pour pas cher.
Maintenant, si vous multipliez trois fois rien par trois fois rien : Rien multiplié par rien = rien. Trois multiplié par trois = neuf. Cela fait rien de neuf ! Oui ... Ce n´est pas la peine d´en parler !
Bon ! Parlons d´autres choses ! Parlons de la situation, tenez ! Sans préciser laquelle !
Si vous le permettez, je vais faire brièvement l´historique de la situation, quelle qu´elle soit !
Il y a quelques mois, souvenez-vous la situation pour n´être pas pire que celle d´aujourd´hui n´en était pas meilleure non plus! Déjà, nous allions vers la catastrophe et nous le savions ... Nous en étions conscients ! Car il ne faudrait pas croire que les responsables d´hier étaient plus ignorants de la situation que ne le sont ceux d´aujourd´hui !
Oui ! La catastrophe, nous le pensions, était pour demain ! C´est-à-dire qu´en fait elle devait être pour aujourd´hui ! Si mes calculs sont justes !
Or, que voyons-nous aujourd´hui ? Qu´elle est toujours pour demain !
Alors, je vous pose la question, mesdames et messieurs : Est-ce en remettant toujours au lendemain la catastrophe que nous pourrions faire le jour même que nos l´éviterons ? D´ailleurs je vous signale entre parenthèses que si le gouvernement actuel n´est pas capable d´assurer la catastrophe, il est possible que l´opposition s´en empare !

Pour en profiter plus encore, ré-écoutez-le en suivant ces liens

Raymond Devos : "Parlons de la situation" - 1979 (facebook.com)
1979, Raymond Devos : "Déjà nous allions vers la catastrophe..." - Archives vidéo et radio Ina.fr
https://www.20minutes.fr/culture/92136-20060615-culture-raymond-devos-dans-le-texte
https://medvasc.info/334-parler-pour-ne-rien-dire-raymond-devos,
https://medvasc.info/1118-doute