Pause littéraire avec Jean-Marie Gustave Le Clézio

Pause littéraire avec Jean-Marie Gustave Le Clézio

«Pour moitié épopée mystique, pour l'autre moitié roman très romanesque de l'inaccoutumance au matérialisme, Désert est un livre d'une beauté aussi illimitée que celle du désert.» Bernard Pivot à propos de Désert

"Le silence est l'aboutissement suprême du langage et de la conscience." JMG Le Clézio

"J'aime le sourire sur le visage des enfants, des femmes. Il n'y a pas d'expression plus belle. Il n'y a rien de plus vrai sur le visage humain, rien de plus doux, de plus harmonieux dans la personne humaine. Le sourire vient du plus profond de l'être, du monde du sommeil peut-être, et monte, traverse le corps lentement à la manière d'un frisson de plaisir, jusqu'à l'orée de la bouche." JMG Le Clézio


Extraits Désert

L'ouvrage de Jean-Marie Le Clézio se compose de deux récits qui alternent et se succèdent. L'un, qui se déroule dans le désert, s'identifie grâce à une typographie particulière. Il évoque la migration des "hommes bleus" chassés du Rio de Oro dans les premières années du XXe siècle par les soldats français. Mais le désert est "le seul, le dernier pays libre peut-être, le pays où les lois des hommes n'avaient plus d'importance". Guerriers, femmes, enfants, troupeaux de chèvres, chameaux, chevaux remontent vers le nord. Soif, misère, vivres qui s'épuisent sont le funèbre accompagnement de cette pitoyable caravane menée par le grand chef religieux nommé l'Eau des Yeux. Les fuyards espèrent trouver enfin une terre qui les accueillera. Dans les villes aux remparts de boue séchée qu'ils atteignent enfin, les habitants refusent d'ouvrir les portes. Alors, ils repartent: "Hommes, femmes, enfants aux pieds ensanglantés, ils avançaient sans faire de bruit, comme des vaincus..." Nour, l'adolescent qui a reçu la bénédiction du saint homme, continue, guidant un vieillard aveugle accroché à son épaule.

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Saguiet el Hamra, hiver 1909 – 1910

Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus dans la vallée, en suivant la piste presque invisible. En tête de la caravane, il y avait les hommes, enveloppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqués par le voile bleu. Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires, puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes garçons. Les femmes fermaient la marche. C’étaient des silhouettes alourdies, encombrées par les lourds manteaux, et la peau de leurs bras et de leurs fronts semblait encore plus sombre dans les voiles d’indigo.
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Ils marchaient sans bruit dans le sable, lentement, sans regarder où ils allaient. Le vent soufflait continûment, le vent du désert, chaud le jour, froid la nuit. Le sable fuyait autour d’eux, entre les pattes des chameaux, fouettait le visage des femmes qui rabattaient la toile bleue sur leurs yeux. Les jeunes enfants couraient, les bébés pleuraient, enroulés dans la toile bleue sur le dos de leur mère. Les chameaux grommelaient, éternuaient. Personne ne savait où on allait.

Le soleil était encore haut dans le ciel nu, le vent emportait les bruits et les odeurs. La sueur coulait lentement sur le visage des voyageurs, et leur peau sombre avait pris le reflet de l’indigo, sur leurs joues, sur leurs bras, le long de leurs jambes. Les tatouages bleus sur le front des femmes brillaient comme des scarabées. Les yeux noirs, pareils à des gouttes de métal, regardaient à peine l’étendue de sable, cherchaient la trace de la piste entre les vagues des dunes.

Il n’y avait rien d’autre sur la terre, rien, ni personne. Ils étaient nés du désert, aucun autre chemin ne pouvait les conduire. Ils ne disaient rien. Ils ne voulaient rien. Le vent passait sur eux, à travers eux, comme s’il n’y avait personne sur les dunes. Ils marchaient depuis la première aube, sans s’arrêter, la fatigue et la soif les enveloppaient comme une gangue. La sécheresse avait durci leurs lèvres et leur langue. Ma faim les rongeait. Ils n’auraient pas pu parler. Ils étaient devenus, depuis si longtemps, muets comme le désert, pleins de lumière quand le soleil brûle au centre du ciel vide, et glacés de la nuit aux étoiles figées.

Ils continuaient à descendre lentement la pente vers le fond de la vallée, en zigzaguant quand le sable s’éboulait sous leurs pieds. Les hommes choisissaient sans regarder l’endroit où leurs pieds allaient se poser. C’était comme s’ils cheminaient sur des traces invisibles qui les conduisaient vers l’autre bout de la solitude, vers la nuit. Un seul d’entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon dirigé vers le haut comme la hampe d’un drapeau. Ses frères marchaient à côté de lui, enveloppés dans leurs manteaux, un peu courbés en avant sous le poids de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux, leurs habits bleus étaient en lambeaux, déchirés par les épines, usés par le sable. Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l’homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. Son visage était sombre, noirci par le soleil, mais ses yeux brillaient, et la lumière de son regard était presque surnaturelle.

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Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit.
Ils étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d’une dune, comme s’ils étaient nés du ciel sans nuages, et qu’ils avaient dans leurs membres la dureté de l’espace. Ils portaient avec eux la faim, la soif qui fait saigner les lèvres, le silence dur où luit le soleil, les nuits froides, les lueurs de la Voie lactée, la lune ; ils avaient avec eux leur ombre géante au coucher du soleil, les vagues de sable vierge que leurs orteils écartés touchaient, l’horizon inaccessible. Ils avaient surtout la lumière de leur regard, qui brillait si clairement dans la sclérotique de leurs yeux.
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Source : 
https://booknode.com/desert_02074/extraits

Dans le désert, #1MASQUEPOURTOUS inutile !